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Marc Villemain
22 novembre 2010

Brad Mehldau - Théâtre du Châtelet

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La dernière (et d'ailleurs seule) fois que j'avais vu Brad Mehldau, c'était à la toute fin des années 1990, je crois, au Sunside. J'étais très en avance, et je l'avais vu arriver, avec femme et enfant, une petite valise à la main, un sweat-shirt jeté sur les épaules. Le public, une grosse centaine de personnes peut-être, l'avait suivi dans la salle. On s'est assis où on pouvait, moi par terre, tout devant, en contrebas de l'estrade, le nez pratiquement dans ses mains. Il était alors la star montante du jazz, le pianiste en qui on plaçait le plus d'espoir, et trimballait avec lui quelque chose d'idéalement américain : composite, curieux, ouvert, panoramique, orchestral ; et il était, déjà, un imparable mélodiste. On disait juste de lui qu'il devrait se défaire de l'empreinte de Keith Jarrett et faire entendre au plus vite sa propre voix ; ce qu'il fit, très vite, et à la perfection. Douze ou treize années plus tard, non seulement il s'est émancipé de toutes les tutelles qu'on pouvait avoir envie de lui trouver, mais il est devenu une des figures les plus singulières, les plus créatives et les plus ambitieuses du jazz contemporain.

BRAD_MEHLDAU_Highway_RiderA bien des égards, sa musique a à voir avec l'œuvre d'un siècle. C'est qu'on peut, chez lui, entendre bien des choses ; tout, sur le sujet, a déjà été dit - et Highway Rider, son dernier album, témoigne assez largement de l'étendue de ses affections. C'est cet album, donc, que Brad Mehldau aura déployé dans son intégralité ce soir, soutenu par l'impeccable Ensemble orchestral de Paris et son chef Scott Yoo. Cet album n'est pas le plus simple, ni le mieux accepté, de sa discographie. De fait, s'il y déploie un discours très personnel, inspiré, habité, à bien des égards novateurs pour le jazz, il n'est pas offensant de considérer qu'il pâtit aussi de séquences un tout petit peu inégales. Mais sur scène, ce soir, autant le dire : l'album est magnifié. Au bout de quelques instants, derrière les volutes debussiennes, et ce phrasé mélodique de John Boy qui, décidément, n'est pas sans évoquer les Beatles, et cet incessant jeu rythmique où l'on croit parfois distinguer quelques réminiscences du Köln Concert de qui vous savez, une idée, ou une phrase, venait souvent à mon esprit : Brad Mehldau nous donne à entendre une exploration américaine des territoires. Sans bien savoir moi-même ce que la chose voulait signifier. L'idée fut toutefois précisée par Brad Mehldau lui-même, expliquant (en français) qu'il avait voulu réaliser quelque chose d'un "voyage circulaire". C'est pourquoi peut-être on peut spontanément associer autant d'images à sa musique, dont on se dit qu'elle n'est pas sans raison de plus en plus utilisée au cinéma (par Clint Eastwood dans Minuit dans le jardin du bien et du mal et dans Space Cowboys, ou par Wim Wenders dans Million Dollar Hotel.) Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'on avait le sentiment ce soir de parcourir de très vastes espaces, des étendues à la fois sereines et lunaires, tranquilles et très vivaces.

Je disais que Highway Rider se trouvait, sur scène, magnifié. C'est difficile à expliquer, mais je crois que cela tient surtout au fait que les contrastes y sont beaucoup plus amplement révélés, et que ce qui, sur disque, peut par moment passer pour un nuancier un peu froid, fournit ici de très heureuses occasions de ruptures. Ce qui pouvait apparaître à l'oreille exagérément climatique s'estompe complètement au profit d'un jeu ouvert et beaucoup plus sensible. C'est vrai notamment, il faut bien le dire, dans les moments sans orchestre, comme si le groupe retrouvait son espace propre, ses codes les plus ancrés, les principes cardinaux de sa communication. A cette aune, Into the city s'est chargé d'enthousiasmer et de définitivement conquérir une salle très sage. Car sur scène, Into the city devient un véritable morceau de bravoure, une performance, à laquelle la prouesse de Larry Grenadier, contrebassiste exceptionnel, n'est pas étrangère. C'est aussi cette cohésion de groupe que l'on a plaisir à observer : aux côtés de Larry Grenadier, donc, Jeff Ballard et Matt Chamberlain, qui ont du donner bien du fil à retordre à ceux qui, dans la salle, s'intéressaient un peu à la percussion, tant ces deux-là s'y connaissent pour tromper l'oreille et déplacer le temps : deux batteurs aussi rigoureux que prodigieux. Et puis, bien sûr, le saxophoniste star Joshua Redman, dont on sait qu'il n'est pas tout à fait pour rien dans l'ascension de Brad Mehldau depuis que celui-ci avait rejoint son groupe, en 1994, pour enregistrer ce bel album qu'est Mood Swing. Outre que chaque musicien est époustouflant de maîtrise, de finesse et d'inventivité, ce groupe-là, donc, tel qu'il est constitué, dégage une très forte impression de cohésion et de souveraineté. Et la musique, complexe, tortueuse par moments, toujours très progressive, y gagne sa rondeur et sa chaleur.

RIMG0006_2Comme je n'ai pas très envie de conclure sur une réserve, je m'en débarrasse et la formule illico : le rappel. Il fut, finalement, inutile, nous éloignant de manière assez dommageable de tout ce qui rendit cette soirée si singulière. Sous les applaudissements, Brad Mehldau est revenu, seul, les instruments de l'Ensemble orchestral posés à terre donnant l'impression visuelle d'une sorte de désertion générale. Puis s'est lancé dans un petit morceau très peu inspiré, avec en appui une ligne de basse maniaque et un peu terne, à peine étoffée par des bouts de phrases sans véritable destination ; l'impression de quelque chose d'un peu bâclé, échouant en tout cas à transmettre son esquisse de transe ; dans ce registre, n'est pas Keith Jarrett qui veut. Dommage, donc. Mais heureusement bien insuffisant pour ternir un concert de très haute volée, où ces musiciens hors-pair ont livré une musique qui s'est avérée très excitante ; ce qui me permet, tout ébaubi encore par cette densité et cette impression de parfaite complétude, de réécouter Highway Rider d'une tout autre oreille.

 

Commentaires
M
Puriste ? Possible, oui... <br /> <br /> Je suis comme vous : je n'aime pas tout de Brad Mehldau - mais c'est pour cela aussi qu'il est Brad Mehldau : s'il est rare que quelqu'un aime tout de lui, c'est qu'il fait toujours prendre beaucoup de risques à sa musique, qu'il essaie constamment de faire autre chose que ce qu'il a déjà fait ou que ce pour quoi on peut l'aimer ; à cette aune, on pourrait dire qu'il est un peu le Metheny du piano jazz. Enfin de sa génération, il est, oui, bien sûr, un des plus grands ; je l'ai tout de même suggéré dans ce petit "papier" à chaud, non ?<br /> <br /> Bah, je n'étais pas forcément contre un jeu solo en final ; ; mais là... Tel quel, j'avoue que j'ai eu un peu de mal... On était trop loin de ce qui avait inspiré le reste, ça a rompu un peu la poésie. Mais bon, comme je disais, ce n'est pas bien grave, et ça ne fait pas oublier tout ce qui a précédé...
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T
Vous êtes un puriste ;o)<br /> Je comprends votre point de vue.<br /> Je n'aime pas tout de Brad Mehldau mais il a quand-même le meilleur son de piano (je parle de son jeu) de sa génération. Aussi un peu de "rab" solo en fin ne m'a pas gêné.
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M
Merci de votre lecture.<br /> <br /> S'agissant du rappel. Le fait que cela soit Nirvana n'induit pas que cela soit de qualité... Et, de fait, les phrases de Mehldau, à ce moment précis, m'ont semblé assez faibles. Et je dis ça, moi qui aime bien le morceau original de Nirvana, et Nirvana tout court. <br /> <br /> Je crois juste, mais je le reformule différemment, qu'il n'était pas, à ce moment-là, très inspiré, pour cette raison qui, au fond, me paraît assez simple, à savoir que le registre et la tonalité du morceau étaient tout de même assez loin de ce qui se jouait depuis une heure trente. Cela me semble, en tout cas, une explication plausible, tant pour l'auditeur que je suis que pour l'artiste qu'il est... Personnellement, il ne m'aurait pas déplu de m'en aller avec une touche orchestrale. <br /> <br /> Bien cordialement,<br /> MV
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T
Assez d'accord globalement.<br /> Juste que le "petit morceau très peu inspiré, avec en appui une ligne de basse maniaque et un peu terne, à peine étoffée par des bouts de phrases sans véritable destination" est une relecture du tube de Nirvana "Smells like teen spirit" dans lequel Brad Mehldau a inversé les tensions tout en respectant l'architecture globale.<br /> Ce "petit morceau" était en fait du grand art.<br /> Bien cordialement,<br /> tom
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