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Marc Villemain
29 septembre 2013

Un soir au club : Ahmet Gülbay au New Morning

Photo : Olivier Camax

 

 

C'était, l'autre soir au New Morning, 19 septembre, un moment un peu particulier : le pianiste Ahmet Gülbay, enfant prodige de Saint-Germain des Prés, avait réuni tous ses amis (du beau monde, et nombreux), à l'occasion notamment de la parution de ses deux nouveaux albums : Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ? (enregistré en trio avec Christophe et Philippe Le Van) et Paris Cuban Project.

 

Ce qui ne laisse de surprendre, chez Ahmet Gülbay, et après des années passées à écumer les scènes, c'est la joie, au sens strict éclatante, qu'il éprouve à jouer (quelle que soit l'heure, du jour ou de la nuit.) Aussi est-ce une chose assez singulière que de voir évoluer un tel musicien, rompu à tous les genres, passant plus de la moitié de sa vie à donner des concerts à droite et à gauche, en France et à l'étranger, tant il y prend un plaisir que rien ne semble devoir émousser. Le musicien Gülbay n'a pas d'humeurs, il est toujours égal à lui-même, et c'est en cela un authentique musicien : pour peu qu'il puisse s'installer devant un clavier, pour une poignée d'amis ou une salle pleine à craquer, il le fait toujours avec une incroyable gourmandise. Bien davantage que de l'énergie, c'est, je crois, cette joie (le mot devant être ici entendu au sens fort, presque spirituel) qui, sous des dehors volontiers légers, joueurs, voire farceurs, confère toute sa nécessité à sa musique. On se dit parfois qu'il ne joue que pour approcher la transe ; indécrottable romantique, il va chercher dans la musique, et dans son instrument, tout ce qu'ils peuvent lui procurer de sensations ; du rythme et de la mélodie : voilà ce qu'est pour lui la musique, voilà l'éthique de ce musicien qui, sans se soucier des modes ou des postures, sait donner une touche assez unique au moindre standard comme à la moindre ritournelle, et qui n'en finit pas de donner à sa musique une fraîcheur qui, tout bien pesé, n'est pas si fréquente.

6 septembre 2013

Bruce Holbert - Animaux solitaires

Clint Eastwood - Pale Rider le cavalier solitaire

 

Nos sociétés ont beau chercher à constamment sophistiquer et justifier leur degré de civilisation, à décréter de nouveaux paliers dans l'identification de l'humanité et dans sa distinction d'avec l'animalité, les humains (ces lecteurs) n'en continuent pas moins, quels que soient le continent, l'époque ou le milieu, à cultiver le goût des hommes solitaires, rudes et endurants, récalcitrants, seuls contre tous et guerriers d'eux-mêmes, doués d'une sorte d'ancestrale sagesse animale. C'est un axe fort du roman noir et du polar, de l'épopée comme de la saga, que de faire de ce genre d'homme une sorte d'anti-modèle - un anti-modèle qui finit donc par devenir modèle, fût-ce, peut-être, malgré lui. On colporte la vie des hommes, on se la transmet, de génération en génération - et on en fait des légendes que parfois l'on écrit. 

 

 

Dans ce premier roman, Bruce Holbert, à cinquante ans passés, donne toutefois au genre une touche un peu plus complexe. Sans doute, le lecteur de roman noir n'aura guère de peine à y retrouver quelques-uns de ses codes favoris - le shériff à la retraite qu'on vient chercher pour régler une peu ragoûtante affaire de sang, l'anti-héros asocial et violent, la sophistication froide des fantasmes criminels, bref tout ce qui constitue l'ordinaire du genre. Ce ne serait que cela qu'Animaux solitaires serait déjà une assez jolie réussite. Mais Holbert va plus loin : d'abord, il écrit. S'il est couramment admis - voire pardonné - qu'un auteur de roman de genre n'est pas contraint de consacrer l'entièreté de son talent au style, Holbert montre qu'un grand roman noir est d'abord un grand roman de littérature. Il faut savoir gré, d'ailleurs, aux éditions Gallmeister, de cultiver sans faiblir ce souci de consacrer des auteurs pour lesquels l'écriture n'a pas la tonitruance pour seule vocation, ni le coup de batte pour ultime arme fatale. Certaines pages sont ici de toute beauté : on songera - mais on s'y attendait - à cette manière qu'il a de nous montrer, de nous dire la nature, la nature vivante, une manière qui ne s'annonce pas, qui s'enchâsse dans la trame et en constitue un élément qui n'est pas moins important que tel ou tel fait ou événement. Mais on songera aussi à ces moments de méditation, d'introspection de Russel Strawl, le personnage principal : le monde se montre à nous par ses yeux, par toute l'épaisseur de sa vie, et, comme lui, on s'y sent englué, taraudé par la pensée permanente d'une mort qui libère. Strawl, l'ex-shériff qui reprend du service, ne se vit pas comme un héros, loin s'en faut, mais bien comme un type parmi d'autres, un qui accepte sans rechigner ce hasard étrange qui nous fait naître au monde, un qui ne fait guère qu'y chercher son chemin de vie, une voie à peu près praticable - une voie qui lui ressemble.

 

Nous vivons un moment de notre civilisation, je parle de la civilisation occidentale, où la notion de bien et de mal structure, et parfois excuse, notre pensée. Il faut voir là, sans doute, une des causes de son relatif appauvrissement, autant que de son affaiblissement géopolitique - mais c'est là un autre sujet. Or, cela a toujours été, pour moi qui ne me suis jamais risqué à en écrire, ce qui fait la beauté profonde et légitime du roman noir : ce mouvement, parfaitement conscient, même revendiqué, qui consiste à brouiller la donne, à l'emmêler, à transformer le noir dont on le qualifie en un gris protéiforme, incertain comme la brume, fuyant comme un petit matin. Cette question, très morale, est traitée ici avec autant de justesse que d'intelligence, l'autre personnage principal du livre, Elijah, fils peu ou prou bâtard du shériff Strawl, trouvant dans la Bible les ressorts et les mobiles de son être-au-monde. Tous deux font du bien et du mal une modalité mouvante, quasi interchangeble, non tant d'ailleurs de la morale que de la possibilité qu'est laissée à un homme de vivre. Il est vrai que vivre, pour ceux-là, n'est pas grand-chose, et que mourir n'est rien d'autre que faire de ce pas grand-chose une absence - pour eux, au premier sens du terme, c'est égal.

 

Animaux solitaires progresse comme un roman noir assez classique, Holbert cherchant sans doute moins à innover qu'à honorer une certaine tradition ; mais il le fait avec un juste souci de la littérature, c'est-à-dire en ne sacrifiant rien ou si peu aux grands artifices de l'adrénaline - moyennant quoi, avec un peu de sagacité, la résolution de l'affaire ne surprendra pas beaucoup le lecteur. C'est, encore une fois, que l'ambition de l'écrivain n'est pas seulement divertissante : il s'agit aussi d'utiliser la matière romanesque et criminelle pour décrire une quête que l'on pourrait aisément qualifier de spirituelle. Quête qui n'est pas seulement celle d'Elijah, chrétien vaguement illuminé, mais de Strawl lui-même, qui se sait habité par plus grand, plus fort, plus souverain que soi. Le fait qu'il vieillisse n'y est peut-être pas étranger, mais il semble évident qu'il en a toujours été ainsi, qu'il a toujours été cet être en rupture de ban, non seulement un homme de loi qui trouve bien des vertus à ceux qu'il pourchasse et tue parfois, mais un homme intérieurement fêlé, pour qui le seul fait de vivre ne s'impose pas d'évidence, pas plus qu'il n'offre de garantie ou de légitimité, et qui, ne négligeant rien de sa part instinctuelle propre, fait aussi montre d'aspiration à l'esprit.

 

Je ne suis pas loin de penser que l'écriture d'un roman (très) noir constitue pour tout écrivain un fantasme aussi fort que celui du roman d'amour ou de la poésie. Dans les deux cas, il s'agit aussi d'arracher au monde ce qu'il ne montre ou ne dit pas spontanément de lui, de le tirer vers ses extériorités propres, de conduire le lecteur à entrevoir ce qui, si les hommes et les choses avaient été autres, aurait pu constituer un monde imaginable. Celui de Bruce Holbert n'a rien de franchement aimable, et n'est pas de ces utopies dont on aime à raviver le flambeau dans la grisaille des temps ; il n'est pas à proprement parler beau, ni meilleur, ni moins bon, et son dénuement nous serait assurément assez insupportable, mais il vibre aux ultimes murmures d'une force tellurique et d'une nostalgie des hommes qui, elles, sont décidément très belles.

 

Bruce Holbert, Animaux solitaires - Gallmeister

Traduit de l'américain par Jean-Paul Gratias

5 septembre 2013

Ahmet Gülbay / Notice du CD trio + New Morning

 

Je l'ai annoncé ici déjà, Ahmet Gülbay sera le 19 septembre prochain au New Morning pour présenter son nouveau quintet, le Paris Cuban Project.

 

Parallèlement, il vient d'enregistrer un nouvel album en trio avec ses  vieux complices : les frères Le Van, Christophe et Philippe, à la basse et à la batterie, auxquels s'adjoignent parfois Jean-Yves Moka à la guitare et Hervé Meschinet à la flûte.

 

Pour cet album comme pour celui enregistré avec le quintet, Ahmet Gülbay a eu la gentillesse de faire appel à mes services pour rédiger la notice du CD ; que l'on peut donc lire ci-dessous...

 

AHMET GÜLBAY TRIO
Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?

 

Ce n’est pas faire injure au musicien, lui dont la trajectoire doit si peu à l’ordre académique, que d’avoir longtemps souri au pittoresque de cette crayeuse ardoise posée à même le trottoir de la rue Saint-Benoît, sur laquelle on put lire, pendant des années : ce soir – ahmet gülbay. Je vais être franc : pour ce qui est de l’actualité, ma tournure d’esprit était assez joliment inactuelle, aussi ce nom, Ahmet Gülbay, ne me disait-il rien. Bon, mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne pourront plus connaître : depuis, Saint-Germain semble triste et les lilas sont morts. Donc, c’est là, derrière l’humble ardoise, un certain soir de printemps, que m’entraîna celle que je ne pouvais pas (encore) me permettre de considérer comme ma femme. Le club s’appelait « Chez Papa » et nous y fûmes sitôt chez nous, deux fois plutôt qu’une arpentant les terroirs de Saint-Estèphe qui alors avaient notre prédilection – on ne dira jamais assez combien la langue du jazz est propice aux révolutions de palais. Quoique spontanément fringante, l’ambiance était encore bien tempérée, il fallait attendre que le clavier de l’Ahmet la mette. Et l’Ahmet en question, foin de fado, la mit facile, assis là, dos raide oscilla solo – il y avait là-dedans un peu de rumba d’Armando où je ne m’y connais pas.

 

Ahmet Gülbay tient à la fois du feu et de l’eau, du cancre et du romantique ; d’Alexandre (le Monty, pas le grand) et de Michel (Legrand, oui). C’est dire, puisqu’on parle d’ardoises, s’il en a une idée davantage bistrotière que scolaire. Son jazz d’ailleurs est assez buissonnier : c’est celui des chemins traversiers et autres flûtes du même acabit. Alors, son vieux copain Meschinet s’est échiné à souffler le vers pour qu’il puisse faire sa coquette gainsbourienne sur Une nuit – mais, admettons : chacun fait c’qui lui plaît, ainsi que l’enseigne la ritournelle. La liberté est une règle. Mais la liberté, qu’est-ce que c’est ? Une valse bien sûr, à commencer par celle des étiquettes. Là où d’autres s’échauffent à la conformité, Ahmet Gülbay s’enflamme à son bon plaisir. Qu’il prend partout, soit dit en passant et comme pour aggraver son cas : il n’y a pas de genres, il n’y a que de la musique : on en swinguerait sur l’air des lampions tant tout est bon pour l’amphion. D’ailleurs son Little boat a des réminiscences de Love boat : alors vogue la galère et que la croisière s’amuse. C’est son petit côté ricain, à Gülbay ; Gülbay qui s’emballe, qui s’en bat l’œil et sambalove à en devenir aussi rutilant que du Lalo Schifrin. Comme lui d’ailleurs (tiens tiens), il a au cinéma payé son bel écot – je les entends déjà, sur son petit bateau, vos chabadabada.

 

S’il y a du jazz dans ce que joue Ahmet Gülbay, c’est parce que le jazz lui donne la liberté de ne pas chercher à en jouer. On est ici comme dans la vraie vie : ce qui compte, c’est l’intention. La sienne est de trouver sa ligne mélodique comme d’autres pourchassent leur ligne de vie au creux de la main. C’est plus fort que lui, tous ceux qui l’ont vu sur scène le savent : il attendrit l’existence. Témoins, ces orchestrations solaires (Sambalova) et ces airs fluets (Adeos) qui, soyez-en sûr, auraient reçu l’agrément d’un Jobim ou d’un Petrucciani. L’aérien le dispute au matériel, le volage au sentimental, le désir au souvenir : Ahmet Gülbay met le doigt sur sa part sensible. Le bougre est véloce mais c’est avec le cœur et à l’oreille qu’il joue, question d’hygiène autant que d’éthique : des travées de l’existence, il s’agit toujours de rapporter la part tendre, facétieuse, éphémère aussi, puisque, décemment, on ne peut être heureux continument. Tout au plus peut-on s’y efforcer, et c’est bien ce qui s’entend chez lui : les petites modulations espiègles, les phrases appuyées comme des clins d’œil, les moments de langueur feinte, les explosions de joie, tout ce maelström dont il fait l’ordinaire de son discours ne va pas sans que l’histoire n’ait sa morale. Ray Ventura ne se retrouve pas par hasard allongé au beau milieu des plages. Et Gülbay qui rigole et racole comme un ado hard bopper, avec l’air de nous dire : alors, qu’est-ce qu’on attend ?

 

La page du concert sur le site du New Morning

4 septembre 2013

Ahmet Gülbay et le Paris Cuban Project au New Morning

 

Le NEW MORNING accueillera le jeudi 19 septembre prochain, et pour la première fois, le pianiste Ahmet Gülbay. Occasion pour lui de présenter Paris Cuban Project, l'un de ses deux nouveaux albums - le second, Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux, vient d'être enregistré en trio.

 

Ahmet Gülbay m'a fait l'amitié de me demander d'écrire les textes de présentation inclus dans ces deux nouveaux cds. Aujourd'hui : le Paris Cuban Project.

 

 

 

AHMET GÜLBAY QUINTET

Paris Cuban Project

 

 

Quand j’étais petit, il y avait chez mes parents un disque qui me mettait en joie. C’était une compilation, et je suis contre les compilations. Mais comme j’étais petit, vous me pardonnerez de ne m’être pas spontanément posé les sourcilleuses questions afférentes à la notion d’œuvre. Toujours est-il que, ce disque, mes parents ne l’écoutaient jamais (je me demande d’ailleurs toujours ce qu’il faisait là). Ma mémoire étant ce qu’elle est, je ne saurais vous en dresser la playlist intégrale, mais je me souviens qu’on y trouvait Patachou, Marcel Amont, Sacha Distel, Joe Dassin et autres drilles drolatiques (et même du Ivan Rebroff). Mais il y avait aussi, force m’est de l’admettre, ce qui aura constitué mon premier contact avec ces musiques qu’alors on qualifiait, c’est selon, d’exotiques, de tropicales, du Sud ou des îles – en tout cas était-ce torride : Si tu vas à Rio, de Dario Moreno. Son hâle allait à l’aise à son allure, sa margoulette dégoulinait sous la gomina, et il portait une chemise très cubaine quoiqu’étant né turc. Comme Ahmet Gülbay, vous le croyez ça ? Vous me direz que l’information n’est que de peu d’intérêt, et je suis tout prêt à l’admettre, mais il fallait bien que je trouve un truc pour introduire mon texte.

 

N’empêche. Allez savoir si je ne tiens pas ce goût des grosses sections cuivrées et du groove à grosses cylindrées de cette expérience (fondatrice). Quoique pour ce qui est des cuivres, je tiens aussi mes influences d’une copine qui faisait la majorette à la fin des matchs, mais bon, c’est une autre histoire. Cela dit, cette expérience (fondatrice) ne fut pas celle d’Ahmet Gülbay — mais lui est musicien, ça ne compte pas. Car j’entends bien sa manière de s’immiscer dans un ostinato de trompette, de tromper les cadences infernales et de distiller ses gimmicks de conguero. Bon, mais qu’est-ce que c’est que cette musique ? Je vais vous le dire, vous en donner une définition bien définitive : c’est le blues des latins. Parce qu’il faudrait vraiment être un indécrottable occidental pour s’imaginer que la misère serait moins pénible au soleil. C’est ce que Gülbay a bien compris : ça rutile, ça brille ça pétille et ça scintille, mais le riff cuivré ne fait pas plus le bonheur que le ternaire fait le jazz ou l’habit le moine. C’est qu’il y a dans cette musique quelque chose de bien trop lancinant pour en faire un jingle publicitaire pour soda désaltérant. Il suffit d’entendre ce qu’Irving Acao fait de son saxophone pour en attraper la chair de poule et pour flairer tout ce que les musiques du soleil doivent aux inclinations de la lune (on comprend pourquoi il est réclamé par tous les grands de ce monde).

 

Bernard Maury, son maître, avait pris pour habitude de le surnommer Ahmet Jaimal. C’est que si Ahmet Gülbay passe pour le plus rayonnant des animateurs de soirées, s’il est, par excellence, l’homme à tout faire de la scène, il n’en trimballe pas moins toutes nos humaines fêlures avec lui. Il a d’ailleurs réussi à donner un caractère sentimental à l’une des rares compositions un peu guillerettes de Keith Jarrett (Lucky southern), au point qu’on se croirait à Cologne un soir de janvier 75. Preuve qu’on ne rigole sous les tropiques qu’à la condition de savoir pourquoi — d’ailleurs j’ai toujours rêvé de pouvoir glisser une peau de banane sous le pied des fanfares. Mais les fanfares, quand elles sonnent et résonnent comme celle-là, c’est autre chose : exit les destins de vahinés, le café équitable et Dario Moreno : c’est pas que du bonheur, c’est du lyrisme.
 

Sur le site du New Morning