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Marc Villemain
31 mars 2014

Christian Guay-Poliquin - Le fil des kilomètres

 

 

 

N'allez pas vous figurer quelque copinage ou autre renvoi d'ascenseur : le nom de Christian Guay-Poliquin ne me disait rien jusqu'au jour où j'appris que celui-ci avait évoqué largement un de mes livres (Et je dirai au monde toute la haine qu'il m'inspire) dans un travail intitulé "Mémoire et survie du politique dans la fiction d'anticipation contemporaine" (université du Québec à Montréal), dont j'ai déjà fait état ici. Naturellement, suite à cette publication, je suis entré en contact avec lui, et c'est ainsi que j'ai pu lire Le fil des kilomètres, qui, autant le dire sans plus tarder, m'a littéralement bluffé : paru au mois de novembre dernier aux Éditions La Peuplade (Québec), ce premier roman, d'une étonnante maturité, est tout à fait remarquable.

 

Je mesure mieux, désormais, ce qui avait conduit Christian Guay-Poliquin à entreprendre ce travail universitaire, tant il déploye dans ce roman les thèmes qui le sous-tendaient (le retour, la survie, la solitude) et dont je vois bien qu'ils sont chez lui taraudés par une forme latente, et poétique, de pessimisme. Le prétexte du roman est tout simple - et c'est pourquoi il est bon : une inexplicable panne d'électricité plonge une ville dans le noir, acculant les hommes à réinventer leur vie et à se passer de ce qui jusqu'alors semblait aller de soi (difficile, bien sûr, ne pas songer au Cormac Mc Carthy magistral de La Route, mais Guay-Poliquin suit ici sa propre voie.) L'usine est à l'arrêt ; un homme, ouvrier mécanicien, rentre chez lui ; il vit seul, chichement, ne possède rien, si ce n'est une vieille bagnole, un chat dont il n'a que faire et un frigidaire avec quelques bières. Il n'est pas vieux, mais usé déjà par le travail et la vie dure. Dehors, tout s'est arrêté : nous ne pouvons plus imaginer notre monde sans électricité. Son père habite à des milliers de kilomètres de là, ils n'ont plus guère de relations, presque plus de contact ; mais son père, cette nuit-là, lui téléphone, un appel un peu délirant, peut-être pathologique, on ne sait pas bien. L'homme est envahi par quelque chose qu'il ne mesure pas tout à fait, quelque chose qui, en lui, pèse et soupèse l'existence : il prend sa voiture, il s'en va retrouver son père. L'histoire se déroule presque intégralement sur la route, au fil des kilomètres on comprend que c'est le pays tout entier qui est plongé dans le noir. Une femme, puis un autre homme, feront irruption, mais sans que cela suffise à apaiser l'obsession de cet homme à retrouver son père, ni à modifier en quoi que ce soit sa sensation dévorante, toute-puissante, de solitude.

 

C'est un roman envoûtant, composé avec beaucoup de maîtrise, et il n'est pas facile de le lâcher - même si sa chute, celle-ci ou une autre, ne saurait vraiment surprendre. Pourtant Christian Guay-Poliquin n'use qu'avec la plus grande parcimonie des petites ficelles du suspens. Il prend son temps (la route est longue), montre la grisaille, le début de chaos dans lequel autour de lui tout finit par sombrer, s'attache à tout ce qui se trouble en l'homme qui bascule, l'homme acculé à arpenter ses propres labyrinthes. Il y a dans ce texte quelque chose qui rappelle le nature writing américain, avec ce lyrisme aux aguêts sous la sécheresse, cet arrière-plan mythique. Les images sont belles, marquantes, acérées, souvent originales. La tonalité est presque aussi obsédante que la quête du personnage, quelque chose d'ailleurs n'est pas loin de faire songer à une transe. On frôle le road movie. Mais on ne fait que le frôler, car c'est bien mieux que cela : c'est de la littérature.

 

Christian Guay-Poliquin, Le fil des kilomètres - Éditions La Peuplade
Le livre est paru en France, chez Phebus

29 mars 2014

Bernard Lavilliers à l'Olympia (extraits)

 

Bien sûr, je me souviens de mon premier concert de Lavilliers : 1986, la deuxième édition des Francofolies, à La Rochelle ; l'album Voleur de Feu venait à peine de paraître. Outre le tubesque Noir et Blanc, il y avait un morceau que j'adorais : Gentilhommes de fortune, que Lavilliers et ses musiciens jouaient sur scène pour la première fois ce soir-là ; ils avaient un peu cafouillé ; Lavilliers avait regardé ses musiciens, s'était marré, puis avait décidé de tout reprendre à zéro. Et c'était très bien comme ça. On le trouvait trop ceci, trop cela ; on moquait son latinisme à bagouses, sa musculature, son ouvriérisme, ses histoires de marins solitaires et de pirates au grand coeur - sa grande gueule, quoi. Moi je m'en foutais, j'y voyais autre chose. Une histoire, une sensibilité en marche, traversée de joie vivante et d'une forme de vague à l'âme à la fois mâle et poétique. J'aimais cette énergie assez viscérale à vivre, à s'exhiber, cette implication mêlée de gravité. Je me souviens aussi qu'il avait chambré les policiers qui, sur les remparts du port, place Saint-Jean-d'Acre, paraissaient un peu à cran. Ca nous avait fait rire, il y avait encore dans l'air un parfum de provocation joueuse, de liberté potache, on levait nos canettes de bière à la santé des forces de l'ordre. Je me souviens que j'avais fait du stop pour aller l'écouter ; je reconnaissais en lui quelque chose qui m'appartenait, au moins un peu - disons que j'en étais à cet âge où on s'identifie.

 

Ce soir, trente ans plus tard ou presque, à l'Olympia, nous sommes loin de tout ça. D'abord, c'est l'Olympia : une salle assez sage, régulée, surveillée, et puis nous avons tous vieilli. Ce qui n'empêchera pas Lavilliers de mettre tout le monde debout, en bas dans la fosse, en haut dans les gradins, entre les travées, et de faire danser son monde. Lavilliers va puiser un peu partout, le dernier album bien sûr est plutôt à l'honneur - le très efficace Scorpion ; Vivre encore, un peu plus grave ; Baron Samedi, Jack, Y a pas qu'à New York, Tête chargée, le joli et langoureux Rest' Là Mayola. D'autres titres, pas bien vieux encore : Je cours, Solitaire, L'exilé ; ça chaloupe sur Marin, sur Voyageur. Et puis Les mains d'or, hymne ouvrier s'il en est, dédié aux salariés de Florange, réunit tout le monde ; Lavilliers égratigne Mittal, les socialistes ont les oreilles qui sifflent : "Ils ont essayé ; ils essayent beaucoup, les socialistes..." Pas de jaloux, Sarkozy en prendra pour son grade : Les aventures extraordinaire d'un billet de banque, qui date de 1974, s'y prête à merveille.

 

Car oui, que voulez-vous, on ne se refait pas, un public reste un public : il a à l'oreille ce qui l'a accompagné jusque-là. Lavilliers ressort Stand the ghetto, le presque hard-rockeux Traffic, qui m'a rappelé quelques souvenirs (Que veux-tu que je sois / dans cette société-là / Un ange ou un cobra / Un tueur ou un rat), et Pigalle la Blanche, et La salsa, et Noir et Blanc. Et même, non sans humour, Idée noire, ce tube un peu racoleur qu'il concéda, en 1983, avec Nicoletta. Le public est à contribution sur On the road again, Lavilliers seul à la guitare, rend hommage à Paco de Lucia. Et Betty, bien sûr, une de ses plus belles chansons ; et puis, Lavilliers seul à la guitare, le Lavilliers qui prend son temps, qui retrouve ses accents intimes, c'est aussi comme ça qu'on l'aime, et tel qu'on se souviendra de lui.

 

Bien sûr, ce n'est pas le Lavilliers de la grande époque - mais que regrettons-nous, disant cela : un certain Lavilliers, ou une certaine époque ? Le Lavilliers un peu crâneur, anar en cuir ne détestant pas cabotiner, ou ce temps où la musique portait une sensibilité brute, indomptable, rétive aux formats, aux attentes, charriant, de loin en loin, une sorte de rébellion instinctive ? Car lui au fond ne semble guère avoir vieilli, il a même bellement mûri, il est beau, élégant, dominateur, et toujours dans ce regard cette part un peu diabolique de rire et de tragique, de sagesse et de malice. Formidablement entouré par ses musiciens du "conservatoire marginal supérieur" (...), et de sa voix inchangée, il continue de fonctionner à l'instinct, à la sueur, il va tranquillement chercher son public, mais sans rien forcer, amorçant quelques pas sur une salsa ou se retirant un peu en lui-même pour chanter Betty : bref, il n'a pas changé, lui.

 

Bernard Lavilliers - Olympia, 28/03/14 - Quelques extraits

 

28 mars 2014

Du triomphe de Bruce Lee par temps d'élections

 

Une nouvelle chronique moratoire est en ligne dans le Salon littéraire.

Sous prétexte d'élections, il y est un peu question du dernier livre de Camille de Toledo (à moins que cela ne soit l'inverse et que, sous prétexte de parler de Toledo, etc.).

 

 

Du triomphe de Bruce Lee par temps d’élections

 

Ce qui nous est difficile, c’est de franchir le temps : notre temps d’homme, et notre temps d’homme parmi les hommes. Nous avons été fabriqués davantage que nous ne fabriquons – et combien de fois vécus avant de vivre. Notre temps d’homme, c’est le temps de notre humanimalité : je suis un animal, mais je ne suis pas animal. Comme lui j’éprouve le déclin de mes cellules, le désarmement de mes membres, l’affaissement de ma disponibilité au monde, mais moi, j’en souffre moralement. Notre temps d’homme parmi les hommes obéit aux mêmes lois : les civilisations, n’est-ce pas, sont mortelles, et nous ne l’acceptons guère plus facilement que le délabrement méthodique de notre être individuel. En politique où, tout de même, on se paye parfois de mots, cela fait des ravages : il y a ceux qui ne se relèvent pas de l’extinction du passé, il y a ceux pour qui le présent est le temps en soi, pour qui le passé n’est rien puisqu’il n’est guère que le présent des morts, il y a ceux qui n’ont que le futur dans le viseur, même si jamais personne ne saura de quoi demain est fait.

 

Si j’en parle aujourd’hui, ce n’est pas pour y aller de mon petit couplet métaphysique dans cette quinzaine électorale (quoique), mais pour évoquer, même allusivement, le dernier et très beau livre de Camille de Toledo : Oublier trahir puis disparaître. Toledo tient à bout d’écriture cette humanité plongée dans le vivant : ici, ce père qui entend le vieillard en lui, qui, parce qu’il a un peu vécu, voudrait pouvoir armer celui qui vivra (« Parce qu’il faut être père pour naître une seconde fois. Parce que nous n’avons jamais eu autant besoin de ça : une filiation, quelque chose qui nous relie au temps et à l’oubli. ») ; là, ce siècle qui, parce qu’il ne sait pas plus se dépatouiller de l’histoire que s’apercevoir dans le miroir du lendemain, s’en remet tout entier à l’agir des hommes (« quitter enfin mon siècle : un siècle grave, puis ricanant, lesté de vieilles mémoires »), et ne trouve d’autres ressources que de se livrer à la prière – peut-être espérant y trouver la « force capable de retenir cette orgie de sucre et d’amnésie. » Lancer des passerelles, non tant d’ailleurs entre les hommes qui, au fond, n’en veulent jamais vraiment, mais au moins entre leurs époques ; jeter des ponts et des mondes entre l’homme d’hier, celui d’aujourd’hui et celui de demain, parce c’est le même – ce mot, si joli, de Toledo : « La vieillesse est un peuple. »

 

Faire tenir les hommes ensemble, voilà qui relève du politique ; les relier, voilà qui tient du spirituel. Les faire tenir ensemble (c’est-à-dire éviter la guerre civile) : pour peu qu’il ne nourrisse pas l’illusion de réussir (et qu’il cesse de nous en nourrir), le politique peut suffire. Pour les relier, et les relier sans dieu, on a cru à ce qui, malgré tout, restera comme le plus beau dessein de l’homme, sa tentative la plus ambitieuse : on lui a donné le nom de Culture – la majuscule comme une ultime réminiscence de la Kultur. Au fil du temps, et malgré les œuvres, et malgré le génie humain, il nous faut bien mettre genou à terre et constater que cela n’y suffit pas : que la Culture aussi, on l’oublie. Qu’elle est capable (ce qui n’est pas rien) de témoigner du monde, pas d’en éclairer la marche. Et on se retrouve un jour à Mostar, où Bruce Lee a remplacé Europe.

23 mars 2014

Le couple : quelles nouvelles ?

 

 

Nouvelles du couple (sous la direction de Samuel Dock) - Editions France-Empire - Mars 2014

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Samuel Dock a eu la  gentillesse de me convier à participer, sous sa direction, à un joli projet littéraire paru aux Éditions France Empire sous le titre Nouvelles du couple : l'exploration du couple — et, à travers lui, de l'amour bien sûr. Existe-t-il thème plus rebattu ?, il est loisible d'en douter. C'est ce qui en fait le sel : il ne s'agit en effet pas tant de dire du neuf que de trouver sa propre manière de le dire.

 

Liste des auteurs : Alain Vircondelet, Valérie Bonnier, Samuel Dock, Jérôme-Arnaud Wagner, Hafid Aggoune, Marc Villemain, Marie Plessis, Erwin Zirmi, Bérénice Foussard-Nakache, Rebecca Wengrow, Stéphaniel Le Bail, Lélie Clavérie, Olivier Fernoy.

 

20 mars 2014

François Blistène - Le passé imposé

 

Quelques nouvelles de François Blistène, dont paraît, ce jeudi 20 mars aux Editions du Sonneur, le deuxième roman : Le passé imposé j'ai donc à nouveau la chance, comme cela fut le cas avec Moi, ma vie, son oeuvre, d'en être l'éditeur.

 

Ceux qui avaient lu ce premier texte retrouveront dans Le passé imposé ce que probablement ils avaient aimé : la verve, la causticité, cette manière un peu potache de mettre les pieds dans le plat et, bien sûr, ce talent qu'a François Blistène, en apparence fort simple mais qui n'est pas donné à tout le monde, de raconter une histoire.

 

Pour le reste, nous sommes assez loin des univers de Moi, ma vie, son oeuvre, qui faisait la part belle au petit monde de la peinture et à ses affres - et à certaines idées assez peu recommandables que cela faisait germer dans la tête de son protagoniste. La tonalité, quoique toujours parsemée de saillies facétieuses, voire fantasques, est ici un tantinet plus grave, puisqu'il est question d'éducation, de transmission, de paternité, de liberté individuelle, autrement dit, de valeurs. Que l'on ne se méprenne pas : François Blistène n'a pas viré sa cuti, il n'a pas plus retourné sa veste que changé de casquette : tout n'est jamais que prétexte à ausculter l'humaine engeance. Aussi bien, si l'on riait assez franchement en lisant son premier roman, l'on rit toujours, certes, mais un peu plus jaune tout de même. En montrant l'ineptie qui consiste à vouloir protéger à tout prix la jeunesse contre ce que le monde a de plus sot, François Blistène, s'il encourage l'individu à se libérer des innombrables carcans qui mettent la liberté à l'épreuve, n'en témoigne pas moins des limites d'une société acquise à toutes les futilités consuméristes possibles et imaginables, et très peu à ce qui pourrait l'embellir et la rendre un peu moins frivole. Moraliste, François Blistène ? N'exagérons pas. Car ce qu'il raconte ici (la découverte de la vie - et de Paris - par trois jeunes gens fuyant la geôle paternelle) n'induit aucune espèce de jugement de valeur : il se passe simplement ce qui doit se passer. De son écriture vive et accidentée, pleine de rebonds, d'images et de formules, d'excentricité aussi, Blistène jubile surtout à nous montrer de quoi nous sommes faits : de préjugés autant que d'inconscience, de peurs farouches autant que d'aspirations à la joie.

 

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE Solitaire abhorrant le monde moderne, Philippe Pontagnier s’acharne à isoler ses enfants dans une maison où leur seul contact avec les humains est un certain Kuntz, homme étrange censé parfaire leur éducation. Lorsque les trois adolescents parviennent à s’échapper, ils ne connaissent guère du monde que ce que leur père et leur précepteur, ainsi que quelques livres bien choisis, leur en ont appris. Déambulant dans Paris, ils vont donc, chacun à leur manière, tâcher d’en déchiffrer les mœurs et de s’y faire une place. Une rencontre sera décisive : celle d’un certain Monsieur Mystère, magicien de son état, auprès duquel ils vont se prendre au jeu de la vie. Mais c’est sans compter sur la soif de vengeance du Père : l’ogre rôde, et le destin est tenace.

 

 

François Blistène, Le passé imposé - Éditions du Sonneur

 

18 mars 2014

Jacques Josse - Liscorno

 

 

C'est, encore une fois, un bien beau livre que nous donne à lire Jacques Josse, sans fard ni manières, à l'écriture tout à la fois discrète et évocatrice, précise, choisie : en somme, un livre d'authentique littérature - ô combien, la littérature étant tout ce à quoi se nourrit Liscorno, récit d'hommage, tombeau des grands inspirateurs. La littérature, donc, et tout autant la vie, puisque aussi bien les deux ont (doivent avoir) partie liée. On aime tel livre, tel auteur, aussi parce qu'on l'a lu à cet âge-là, en ce lieu-ci, et parce que les circonstances ne sont jamais étrangères à cette sorte d'effet de sidération qu'une lecture peut susciter.

 

Cette fois, Jacques Josse nous fait revenir aux origines. Nous ne sommes pas encore à Rennes ou à Saint-Brieuc, qu'il évoquera souvent dans ses textes. Nous sommes à Liscorno, en Bretagne certes, mais en Bretagne intérieure, rude et paysanne. Liscorno, donc, "village bâti en terrasses, à flanc de coteau, comptant trois à quatre dizaines de maisons et plusieurs bâtiments de ferme", où Josse débarque à l'âge de cinq ans, au beau milieu de l'été 1958. Alors il raconte cette arrivée, en quelques mots très purs, les souvenirs qu'il en a, les quelques images qui lui reviennent ; avant d'aller s'enfermer dans cette "mansarde qui allait peu à peu se muer en invisible (et minuscule) port d'attache", d'où il enprendra d'explorer le monde et les livres.

 

Il sera question, au fil des jours et des pages, de Tristan Corbière, de Raymond Carver, de London, de Kerouac, de Ginsberg, des fortes têtes de la Beat Generation et de quelques autres, poètes avant tout, les Yves Martin, Armand Robin, Gary Snyder... Illustres ou pas, peu importe à Jaques Josse qui, n'écoutant que son coeur et les recommandations de ceux qu'il lit, s'en va à la rencontre de ces écrivains qui sont autant de monstres ; auprès d'eux il va apprendre à se trouver, à trouver en lui la bonne manière d'être au monde, et déterminer à jamais son paysage, son esthétique littéraires. Ses lectures donnent d'ailleurs parfois l'impression qu'elles le sauvent - mais de quoi ? Il lit dans sa mansarde, quand il ne traîne pas au café du village à observer ces hommes durs à la peine, trimballant leurs vies laborieuses et leurs trognes esquintées. Il y a quelque chose chez ceux-là, d'ailleurs, qui m'a fait songer aux personnages de ce roman splendide, passé complètement inaperçu (peut-être du fait de la mort prématurée de son auteur) : Dernière station, d'Ollivier Curel — dont je parle ici. Ce sont les mêmes gueules cassées, inatteignables, recluses, ni désespérées, ni espérantes : indifférentes à toute projection de soi en dehors de cet ici et de ce maintenant - et sans doute faut-il, pour espérer comme pour désespérer, avoir ne serait-ce qu'une raison de penser qu'autre chose soit seulement concevable. Et si Jacques Josse évoque avec beaucoup de sensibilité ce qu'ont représenté pour lui (et représentent encore) ces lectures, je le trouve parfois plus juste encore, plus parfaitement juste, lorsque passe dans son récit un de ces hommes de peu, un de ces vieux marins à l'âme ravinée qui lèvent leur coude au zinc en noyant leur regard dans le miroir - avant d'aller pisser dehors contre un pommier.

 

Jacques Josse, Liscorno - Éditions Apogée

14 mars 2014

Les cloîtres de la liberté : chronique moratoire, 3

 

Une troisième chronique moratoire pour Le Salon Littéraire : Les cloîtres de la liberté.

 

Aujourd'hui, il est question de la difficulté d'être un chroniqueur (un vrai, je veux dire...), du rôle que joue la connaissance dans notre (in)capacité commune à porter un regard sur le monde, et puis, last but not least, de Paul Valéry...

 

 

Les cloîtres de la liberté

 

Je me suis toujours demandé comment faisaient ceux qui, dans les journaux et les magazines, disposent de cet espace d’expression que l’on dit libre et trouvent de quoi se renouveler chaque semaine, parfois chaque jour. Rien ne m’affolerait davantage, moi, que cette petite colonne réservée aux responsables des grands quotidiens du soir ou du matin, que ce privilège qui les accule, non seulement à se faire une idée du cours que suit le monde, mais à la livrer en pâture à autant d’inconnus — qui plus est pas toujours bienveillants. Le conditionnel n’est pas même de mise : jamais je ne supporterais cette anxiété — dont je n’imagine pas un instant qu’ils ne l’éprouvent pas —, dont la nature de surcroît est au moins double : d’abord, trouver quoi que ce soit d’un peu intelligent et utile à dire sur le monde (d’autant que c’est encore une autre question, ça, de savoir où commence et où finit l’utilité du commentaire), enfin se sentir en suffisante connivence avec les mystères profonds de l’humanité pour ne pas s’inquiéter de savoir si ce que ce l’on écrit ne sera pas infirmé vingt-quatre heures ou un siècle plus tard. Naguère, nous en savions trop peu : dorénavant nous en savons trop et trop vite — autrement dit nous savons mal, autrement dit encore : nous ne savons pas. Elias Canetti éprouvait assurément un peu de mon trouble lorsqu’il écrivit que « tout se trouve dans le journal : il suffit de lire avec suffisamment de haine. »

 

L’hyperflux informatif tendu — j’adore jouer de ce baragouin technoïde qui vise à nous faire croire qu’il est l’objectivité, qu’il dit l’objet —, cet hyperflux machin-chose, donc, charrie, créé puis entretient la haine. Ces dernières semaines, des frissons de guerre froide, où continuent de s’accoupler le vieux récit de la terre matricielle et le déjà vieux nationalisme de puissance, parcourent (non sans raison) l’échine des Européens. Comment, nous qui n’y connaissons rien, pouvons-nous nous faire une idée, ne serait-ce qu’une idée ? Et pourtant. Il n’est qu’à tendre l’oreille pour constater que le fait de n’y rien connaître, de ne pas même pouvoir citer le nom d’un écrivain ukrainien ou d’un poète criméen, de ne pas savoir un mot un seul de la langue, pas même une vieille recette de là-bas, de n’avoir pas la moindre idée de la moindre musique, du moindre paysage, du moindre ciel, pour constater, donc, que le lambda, celui qui peine à savoir s’il faut, ici, voter pour untel ou unetelle, qui, dans son assemblée de copropriétaires, ne parvient toujours pas à trancher entre un sol en dur et une imitation plastique de l’herbe à vache, que ce lambda-là se montre tout à fait capable de distinguer entre le bien et le mal et d’indiquer aux dirigeants de la planète ce qui, somme toute, lui semble relever du bon sens — bref, il se sent légitime à faire la leçon au monde. Alors oui, il y a des moments où je me surprends à soupirer un peu, où je me dis que l’ancien grand dessein des humanistes, ce rêve de rapprocher le monde d’avec lui-même, de l’intégrer toujours plus en profondeur, de le relier enfin, d’en exhausser le logos, va finir par faire triompher son exact et monstrueux contraire. Car plus nous disposons de connaissances et nous sentons aptes à décider, moins nous nous rendons disposés à comprendre. Et les hommes détruisent les hommes, et avec eux le monde, et nous les regardons faire, et nous nous disons que ceux-là sont décidément incorrigibles — presque, on en oublierait qu’ils sont nous.

 

Une dernière fois peut-être, il m’en faut revenir à Valéry, parce qu’il a écrit là, dans ce trait d’une puissante et belle et profonde mélancolie, non ce que je pense — je ne sais pas moi-même ce que je pense — mais ce que j’éprouve : « Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres. » C’était en 1938. Juste avant, quoi.

12 mars 2014

Vincent Delerm au théâtre Dejazet

 

 

Il ne faut pas se mentir : quand Vincent Delerm a sorti son premier album, il y a douze ou treize ans de cela, j'ai détesté. Je m'étais de toute façon fabriqué d'une telle manière que je ne pouvais que détester. Au point de ne pas l'écouter — ce que ça peut-être bête, un homme, quand ça se met à décider de quelque chose. Sans doute, je me cherchais trop dans les musiques que j'écoutais, y guettant une complicité d'univers, une communauté d'émotions, que sais-je encore. Or, là, je ne reconnaissais rien ou si peu de moi — et puis Alain Souchon m'a souvent ennuyé. Enfin il arrive ce qui doit arriver, et qui s'appelle la vie. Et Marie : toute férue de Brahms qu'elle était, elle ne l'en connaissait pas moins, ce Delerm, elle qui pourtant n'a rien connu de ce qu'il raconte, pas même pu l'imaginer, elle qui n'a rien d'autre à projeter quand elle l'écoute que l'envie fantasmatique qu'elle pourrait en avoir. Mes marqueurs à moi, c'étaient la rage du hard rock, la liberté foutraque du jazz, le sombre romantisme du classique, le tout vaguement saupoudré de chanson française (pour peu qu'elle soit au moins un peu rebelle) : tout ce qui pouvait sentir la sueur et qui travaillait les tripes : le reste n'était que décoratif, tout juste bon à faire danser dans les soirées de monsieur Durand.

 

La vie, donc. La vie à partir de ce moment où on se dit qu'il serait peut-être temps de baisser la garde, d'arrêter de se voir comme un porte-drapeau et de ranger ses oripeaux. De démissionner d'une certaine forme de présence au monde. D'arrêter de se laisser phagocyter par ce qui se dit ici, par ce qu'on entend là. D'accepter, aussi simplement qu'il est possible de le faire, de se laisser envahir par un autre flux, ces images qui ne cessent de se rappeler à nous, celles de notre enfance, de notre jeunesse, de ce à quoi nous retournons toujours, bon gré ou pas. D'aimer ce qui nous touche, en somme, sans plus éprouver le besoin de n'en rien justifier. Je ne sais plus comment, alors, j'en suis venu à Delerm. Comme souvent chez moi, cela vient dans le temps solitaire, intempestif. Une chanson passe, je tends l'oreille : un mot, une phrase, une intonation — alors je vais y voir d'un peu plus près, et me retrouve à tout écouter : je deviens quasi-militant, je vire ma cuti. Ca m'a fait ça récemment pour Christophe ; ça me l'a fait aussi, donc, il y a un peu plus longtemps, pour Vincent Delerm. J'ai envié ce garçon chez qui tout semble légèreté, dérision, nostalgie heureuse, grâce.

 

Il y a des milieux dans lesquels écouter Delerm, ça ne se fait pas. Je sais. Tans pis. Nous vivons des temps durs qui appellent des mots durs. C'est ainsi que les hommes vivent, comme dirait l'autre, qui d'ailleurs n'a peut-être pas tort. Mais nous ne sommes que des hommes, ou plutôt : nous sommes aussi des hommes ; et pour peu que la vie nous fasse la grâce de nous en laisser le loisir, on peut bien vouloir aussi se laisser aller, prendre d'elle ce qu'elle peut aussi avoir d'innocent, de doux et de pacifique, une certaine part de lenteur, d'inaptitude, d'enfance prolongée : pour quelques instants, rejeter du monde ses accents d'autorité, ses arguments mâles.

 

Delerm assume tout : sous ses airs tranquilles et imperturbables, derrière cette façon qu'il a de rire comme un gosse lorsque son doigt ripe sur une mauvaise touche, de faire sonner et résonner les petits riens de la vie, derrière cette manière de ne pas y toucher, de mettre tout ça à distance et de se retirer de tout, de faire de la vie une suite d'anecdotes marquantes, de se remémorer les sensations modestes et imprévisibles où se fonde aussi l'individu — le souvenir d'un arôme, d'un regard, d'une texture, d'une couleur, d'un toucher, d'un nom, d'un amour —, il y a chez Delerm un lyrisme, non tant du monde que de ses instants, lyrisme qu'un Roland Barthes aurait très certainement su aimer — le Barthes qui se défiait de ce qui tirait la langue vers le pouvoir, ce Barthes paternel qui d'un coup d'oeil sut distinguer le talent d'un Frédéric Berthet. Delerm se moque bien d'être universel : en cela, il n'est plus vraiment un enfant, plutôt un adulte qui refuse de tuer ce dont il est fait. Alors il parle de lui, et même de plus en plus, et cette façon qu'il a de le faire, de laisser tout passer de lui mais entre les lignes, d'en finir avec les histoires pour n'en exhausser que ce qu'elles ont laissé derrière elles comme sensations, cette façon délicate et désinvolte qu'il a de chanter la nostalgie dans un sourire, d'aller partout chercher ses madeleines, sans doute est-ce cela qui est le plus touchant.

 

Ce soir, il est seul à son piano - mais avec, dans la salle, son grand-père, et le fidèle Nicolas Mathuriau. Delerm est entièrement ce qu'il chante, il n'y a pas de tromperie : c'est un homme affable et bienveillant, précieux et doux, un vrai chic type. Et je crois que s'il s'amuse lui-même du caractère délibérément dérisoire de ce qu'il chante — et son amusement est palpable —, il n'en a pas moins conscience d'être porteur d'une certaine gravité générale. On ne chante pas impunément la nostalgie : elle aussi a un coût, lequel ne se mesure qu'au fil des ans. Ce que je pris naguère pour une posture n'en était pas une : Delerm fait ce qu'il aime et ce qu'il est, la caravane passe, les chiens aboient, et comme il y aura toujours des ricaneurs alors il faut bien se résoudre à les laisser ricaner. Ce que je pris naguère pour du creux, du superficiel ou de l'écervelé, n'en était pas. Mais pour le mesurer, il fallait faire le deuil d'un discours sur le monde, accepter de se regarder comme une poussière parmi les autres — comme une de ces graines de pissenlit sur lesquelles j'aimais souffler, enfant, avant de les regarder s'éparpiller dans l'air, le grand air.

4 mars 2014

Nicolas Cavaillès - Vie de monsieur Leguat

 

 

Il y a chez Nicolas Cavaillès, dont cette Vie de monsieur Leguat est le premier roman, quelque chose qui n'est pas sans rappeler les humanistes de la Renaissance : une attention particulière à la nuance et à la précision - autrement dit une certaine éthique de la justesse -, la revendication de la liberté de l'esprit, un sens très assuré du Beau, une manière de donner de l'amplitude à la pensée et à la phrase, un refus de l'emphase et du tape-à-l'oeil, un certain détachement du monde aussi, modulé par une sensibilité particulière, pour ainsi dire pré-sociologique, au réel et aux manières de vivre des hommes. Bref, tout ce qui pourrait constituer le caractère de que l'on appelait naguère un gentilhomme, gentilhomme qu'à bien des titres incarne ce François Leguat, lequel ne connut donc jamais la postérité de ces grands explorateurs dont nous connaissons les aventures depuis l'école primaire, et qui pourtant vécut une vie comme on ne peut plus même imaginer qu'il fut possible d'en vivre. Je serai même presque enclin à voir dans ce prestigieux substrat humaniste ce qui, chez Cavaillès, le détourne de l'intention romanesque pure ; quelque chose qui pourrait dire, en substance : à quoi bon l'invention, quand la vie des hommes est toujours plus riche que toutes nos improbables chimères ? Il n'y a pas, ou peu, chez Cavaillès, l'envie de divertir, d'enchanter ou de faire rêver. Vie de monsieur Leguat atteste plutôt d'un désir de témoignage, de transmission, presque d'édification. Mais, Cavaillès sachant ce qu'écrire veut dire, son écriture, imagée, évocatrice, ferme et délicate, à la fois ample et épurée, finit par conférer à ce texte une sorte de gravité légère et presque euphorisante. De là sourd une tension, un cheminement, aussi peut-on dire, oui, que, de roman il est tout de même question - d'ailleurs qu'est-ce que le roman, sinon, aussi, cette force assez mystérieuse qui confère à nos mots les plus simples et à nos intentions les plus nettes la puissance des vies réinventées ?

 

De ce François Leguat, on ne sait, encyclopédiquement, qu'assez peu de choses, si ce n'est, donc, qu'il naquit français vers 1637 pour mourir londonien à l'âge de 98 ans (ce qui est déjà assez remarquable), qu'il fut, avec tant d'autres, chassé de France par la révocation de l'Edit de Nantes, qu'avec dix autres de ses compagnons d'infortune il prit les mers sur une petite frégate baptisée L'Hirondelle et que, comme en écho anticipé à l'Oceano nox que Victor Hugo n'a pas encore écrit (Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !), la plupart n'en revinrent pas. Vivant de peu, de rien, inventant une vie sur des îles parfois à peine plus grandes qu'un gros rocher, Leguat connut les fers, les maladies et toutes les dérélictions possibles de la chair, la trahison et la brutalité de ses congénères, l'adversité conjuguée de la nature et des hommes, avant de mourir dans les bas-fonds de Londres, où Cavaillès, sans doute ici un peu romancier, l'imagine, racontant une vie d'aventures aux pauvres bougres qui, à des heures indues et le ventre plein de mauvais alcools, l'écoutent peut-être, non sans distraction, un peu comme on prend plaisir à entendre un oiseau chanter dans sa cage. Trois vies en une, c'est ce que nous dit Nicolas Cavaillès de ce François Leguat, dont le portrait tout de courage et d'humilité, d'abnégation et de constance, de sagesse et de curiosité pour le monde, ne pourra que toucher le lecteur. Pas un roman, donc, ou pas tout à fait, moins encore une de ces chroniques voyageuses qui rendent le lecteur impuissant à distinguer entre le vrai et le possible, entre l'imaginable et l'improbable, mais, plus humblement et sans affectation, le récit très sensible d'une vie à la fois exemplaire et dramatique, héroïque et retirée, taraudée par l'appétence à la vie et le côtoiement incessant de la mort, et où pointe la belle et enchanteresse nostalgie des mondes éteints. 
 

Le prix Goncourt de la Nouvelle vient d'être attribué,
ce mardi 4 mars 2014, à Nicolas Cavaillès.
 

Mes recensions d'ouvrages des Editions du Sonneur, où j'officie comme éditeur,
ne sont publiées que sur ce seul blog personnel.

 

Nicolas Cavaillès, Vie de monsieur Leguat, Éditions du Sonneur

2 mars 2014

Gerald Messadié sur *Ils marchent le regard fier*

 

 

 

Dense et lourd

 

Dernière ligne lue, ce tout petit volume vous reste dans les mains comme un de ces galets qu’on ramasse sur les grèves et qu’on ne se résout pas à jeter. Il est dense comme la pierre, en effet, et lourd. S’il existait un laboratoire d’analyse essentielle des textes (LAET), on le lui confierait pour savoir pourquoi il colle aux mains, à la mémoire. Est-ce la densité du texte ? Peut-être. Le dépouillement des mots, alors, langage courant, dru, un peu provincial, pas une once de « Madame de Lafayette » ? Peut-être aussi. Ce n’est pas un texte littéraire, plutôt un de ces récits d’infortune qu’on écoute un de ces soirs où l’on s’est réfugié dans un bar après un mauvais dîner et une rencontre ratée, de la bouche de quelqu’un qui ne se résout pas à aller dormir seul lui non plus. C’est un morceau d’absurde, obsédant parce qu’il ne se pare pas de romanesque. En réalité, c’est une tragédie et je me suis mis à penser que ç’aurait bien pu être un sujet pour Sophocle, parce qu’à la différence du drame, la tragédie n’est rien d’autre qu’une représentation de l’absurde (à signaler aux existentialistes qui circulent encore, sur des chaises roulantes).

 

La courtoisie interdit de raconter l’histoire ; disons alors que c’est une bagarre banale qui tourne mal.

 

Gerald Messadié