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Marc Villemain
22 décembre 2018

Uli Jon Roth - Le Trabendo, Paris, 20/12/18 (+ vidéo)

Photo personnelle

 

En 1968, Ulrich Roth, qui a quatorze ans et qui n'est pas encore Uli Jon Roth, monte pour la première fois sur scène. Ce soir à Paris, au Trabendo, alors qu'on célèbre ses cinquante ans de carrière, pour un morceau il ressortira sa guitare de l'époque. Bien dans l'esprit de cette soirée où, deux heures trente durant, « le Jimi Hendrix allemand » a évoqué à peu près toutes ses périodes, faisant toutefois l'impasse (ce qui n'est peut-être pas si grave) sur ses orchestrations de Vivaldi, Bach, Puccini et autres Mozart. Dans le public, peu ou prou, celles et ceux de sa génération, mais pas seulement : probablement quelques guitaristes qui savent ce que la guitare lui doit, des nostalgiques des années de liberté ou encore des fans de la première heure de Scorpions, avec lequel il enregistrera cinq albums avant de voler par lui-même après la tournée qui donnera lieu à Tokyo Tapes, ce must du live.

 

Mais débarrassons-nous sans attendre de quelques réserves qui ne tiennent pas à Uli Jon Roth et à son groupe. Réserves d'autant plus amères pourtant que j'ai le sentiment, ces dernières années, de devoir m'agacer de plus en plus souvent de la chose. Le son, tout d'abord, vraiment mauvais, évidemment trop fort, et lourdingue, sans équilibre aucun - que ceux qui, hors les nappes d'introduction, ont entendu le clavier ou réussi à individualiser les trois guitares lèvent la main... Le rappel, ensuite. Puisqu'il n'y en eut pas. Ou plutôt : il n'y eut pas même la possibilité d'en solliciter un, les musiciens ayant à peine le temps de saluer que la radio se remettait en marche, vidant la salle aussi sec. Uli Jon Roth avait d'ailleurs anticipé la chose au moment de la pause, précisant instamment au public qu'elle ne durerait pas plus de dix minutes. Il est tout de même triste de constater combien cette pratique se généralise, même si j'en sais ou devine les raisons : il y a des horaires à respecter. Mais on aura beau me donner les meilleurs mobiles matériels, sonnants et trébuchants possibles, rien n'est plus agressif à l'endroit des musiciens, du public et de l'art lui-même que cette façon d'expédier une fin de concert manu militari. À bon entendeur, salut.

 

Pour le reste, et pour ce qui est du seul Uli Jon Roth, c'est bien sûr un bonheur que de voir jouer ce vieil enfant prodige avec autant d'évidence et de sérénité, et ses faux airs de mandarin chinois, ses plumes porte-bonheur accrochées à la guitare, tout cet ésotérisme paisible dont il a fait un look mais qui, surtout, émane très naturellement de sa personne ; cette manière presque enfantine de sourire ; ou de remettre tranquillement en place une mèche de ses (longs) cheveux ; la grâce aussi, assez inhabituelle dans ce milieu et finalement assez proche de la gestuelle d'un chef d'orchestre, de ce petit mouvement de la main droite lorsque, tout en jouant il semble chercher à contenir le public, à l'aider à le suivre, à l'entraîner suggestivement dans ses climats intérieurs. Roth joue de la guitare comme nous parlons et respirons, et c'est assez saisissant à observer. Il vit depuis longtemps bien au-delà de la technique, bien au-delà du souci de virtuosité ou de démonstration - les images que l'on peut visionner de lui alors qu'il est tout jeune encore renvoient d'ailleurs et déjà la même impression. 

 

Quelques moments sortiront du lot. L'hommage à son frère Zeno, décédé en février dernier et qui avait fait un peu parler de lui en 1986 lorsque parut son premier album ; tout en lorgnant du côté du hard FM, il prolongeait par petites touches discrètes les attirances multiples et l'esprit assez cosmopolite de son aîné. La séquence Hiroshima - Enola Gay, Tune Of Japan, Attack que l'on trouve sur l'album Firewind de 1981, où se déploie toute son inspiration psychédélique autant qu'hendrixienne - et en fond de scène, sur l'écran, des images saisissantes de l'avion funeste. Pour moi en tout cas, tant je sais que cet album que je chéris a pu faire grincer quelques dents, cet extrait de Beyond the Astral Skies, paru en 1985, et dont il jouera ce soir ce semblant de ballade qu'est Why, avec son solo très inspiré (voir la vidéo). L'ouverture de la deuxième partie, où Roth passe en acoustique sur une guitare à dix cordes et, tout en égrénant quelques citations, ne lâche rien de son jeu très fluide, précis en nuancé sans que jamais il perde en énergie. Enfin bien sûr, ce retour à Scorpions qui acheva de secouer le public - l'inévitable In Trance et, mieux encore, Sails of Charon, qui, étonnamment moderne, nous fait toutefois revenir quarante ans en arrière.

 

Uli Jon Roth est un jeune homme de 64 ans à la fois extraordinairement doué et touchant, lui-même d'ailleurs touché par une grâce merveilleusement humble. On sent chez lui une bienveillance profonde et candide, aux antipodes des grimaces propres à un certain hard-rock, bienveillance dont sourd un charisme très serein. Servi, il est vrai, par des musiciens dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils ne cherchent guère se placer sous la lumière - d'ailleurs on se fait la remarque en passant que, même s'ils sont là pour servir le maître, ils auraient peut-être pu faire un tout petit effort costumier, histoire d'agrémenter un peu le spectacle, mais il est vrai que c'est un détail. Mais à la toute fin, on peut se dire que c'était vraiment the night the master comes, de celles qui donnent envie de pouvoir fêter à ses côtés ce qui, peut-être, constituera ses soixante années de carrière.

 

Vidéo : Uli Jon Roth, Why - Trabendo, Paris, 20 décembre 2018

 

 

17 décembre 2018

Knud Romer - Cochon d'allemand

 

 

Une jeunesse danoise

 

Il existe bien des manières de prendre le pouls du puritanisme. L’une d’entre elles est assez subtile : elle consiste, pour la critique autorisée comme pour la doxa, à s'attendrir sur une littérature qui, par principe, ambition, pudeur sincère ou effet de mode, s’attache à dissimuler toute charge de sensibilité – de crainte qu’elle ne passe pour une surcharge de sensiblerie. Et, à l’appui de cette opinion, il faudra en effet considérer l’aigre et lourd pathos de la beaufitude communicationnelle dont nos existences se trouvent proprement envahies. A cette aune, Cochon d’Allemand est donc un premier roman très réussi (d’ailleurs déjà primé au Danemark), tant il eût été facile à son auteur de satisfaire aux effusions du lecteur-crocodile, toujours prompt à verser sa larme sur la guerre, le racisme, la souffrance et la mort. Aussi la principale qualité de ce roman largement autobiographique tient-elle peut-être à cette forme de narration qui met parfois le « je » de l’auteur à une telle distance qu’il en devient presque un personnage parmi d’autres, au même titre que les membres de la famille, ici campés avec une belle et enviable finesse. La conjonction d’un talent évident pour le détail, qui fait mouche dans la galerie des portraits de famille, et pour l’ellipse comme mode d’accès aux événements dans ce qu’ils ont d’essentiel et de direct, fournissent donc matière à un livre original, maîtrisé, touchant, mais dont il n’est pas interdit de regretter un parti pris stylistique qui lui fait parfois courir le risque d’atténuer ce qu’il aurait pu avoir de poignant.

 

Aussi ne partagé-je pas absolument l’enthousiasme général qui semble se profiler à son propos, et cela pour une raison paradoxale qui tient à ses qualités mêmes. En effet, s’il a pu se produire que je m’ennuie un peu durant le premier tiers, il se trouve que les sources du dit ennui constituent au fil des pages ce qui en fait l’une des qualités principales. Car si cette façon volontairement factuelle ou allusive de rapporter des événements, dont certains sont graves, permet de maintenir intelligemment le lecteur dans un entre-deux sensible, elle apparaît aussi par trop systématique. Moyennant quoi, le style peut parfois apparaître un peu lisse à force d’être fluide, et donner l’impression d’être scolaire à force de ne pas vouloir en rajouter. Autrement dit, l’ambition de la justesse, parfaitement atteinte, aurait pour corollaire de gommer des aspérités qui auraient peut-être permis d’impliquer davantage le lecteur. Or, et nous en venons au paradoxe, c’est précisément cette manière de raconter, désinvolte, presque naïve, où sourd ce bel humour amer dont peut se nourrir une œuvre, qui devient la marque et fait le charme du récit. Autrement dit, l’épaisseur est entre les lignes. Elle autorise d’ailleurs quelques jolis morceaux de bravoure, telle cette scène où le grand-père transforme sa salle de restaurant en salle de cinéma, à une époque où l’on ne sait pas encore vraiment de quoi il s’agit, si ce n’est d’ « images vivantes ». Aussi toute la ville ou presque se masse devant l’écran (une sombre histoire de naufrage et de noyade) et, la fin venue, les spectateurs quittent la salle interdits, confondus en condoléances, et, « le lendemain, le drapeau fut mis en berne dans la ville ». L’air de rien, c’est une évocation magnifique, et pour le coup, émouvante, de la naissance du cinéma, et des spectateurs.

 

Entrer dans Cochon d’Allemand requiert donc le lecteur bien davantage que ce que la facilité immédiate du récit pourrait lui laisser supposer. Car la banalité des mots n’est ici qu’apparente, et le propos vaut tout autant pour ce qui est dit que pour ce qui est suggéré. Le ton adopté permet à l’histoire de ce jeune Danois, témoin et victime du racisme ordinaire qui s’abat sur sa mère allemande, et par ricochet sur lui-même, de mêler le récit familial autobiographique à un panorama historique assez original. Sans doute la décontraction de ton a-t-elle facilité ce double éclairage, quitte, donc, à en dissoudre un peu l’intensité.

 

Knud Romer, Cochon d'Allemand - Éditions Les Allusifs
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 6 - Septembre/octobre 2007

12 décembre 2018

David Rochefort - La paresse et l'oubli

 

 

Il faut bien se survivre

 

Au motif que les protagonistes de ce roman ont un temps tâté du heavy metal, un ami, qui connaît ma petite inclination pour le genre et avait entre les mains les épreuves de La paresse et l’oubli, s’est empressé de m’en conseiller la lecture. De rock dur il ne sera toutefois que fort peu question ici (fort peu mais fort bien, soit dit en passant), celui-là n’étant qu’un véhicule parmi d’autres pour goûter comme il se doit au « charme un peu poisseux de l’échec » et aux « voluptés de la déchéance », qui sont les questions centrales de ce roman d’apprentissage. C’est en effet un texte dont on perçoit d’emblée la dimension très personnelle, constitué d’une matière et empreint d’une manière (prolixe, brillante, épidermique, édifiante parfois), qui, comme c’est parfois le cas avec les premiers romans, peuvent tout à la fois toucher et agacer.

 

* * *

 

Benjamin Ratel est lycéen. Il éprouve donc un type de désœuvrement et de colère somme toute assez classique à cet âge, où surnagent imparfaitement et concomitamment l’envie d’en finir avec la vie et celle d’en jouir à chaque instant, le désir de révolution et l’ombre du parenticide, les questionnements incessants sur ce que l’on est, les doutes sur ce à quoi on aspire, les raisons mêmes qui poussent à vivre et vous retiennent de quitter la scène avant l’heure dite. Formes de désespérance qui, sans doute, sont peu ou prou le lot de l’adolescence, mais qui ne conduisent pas toujours, comme c’est le cas ici, aux portes des plus sombres déroutes.

 

De son enfance normande à Agon-Coutainville, Ratel n’a guère plus qu’un « sentiment géographique », d’ailleurs à peu près celui que lui inspirera le monde. Grandir dans ces terres, dans ce temps que ponctuent les petits arrangements avec la vie auxquels les classes moyennes sont acculées, considérer mollement l’horizon qui nous attend, ne plus voir autour de soi que reproductions, éreintements et démissions, ce sont là des tropismes auxquels il ne peut se résoudre. Donc, tout faire pour fuir. Les élans révolutionnaires avec les copains, avec fond très sonore et bonne bouteille en main (abolir le travail, l’argent) ; se projeter dans le Romain Goupil de Mourir à trente ans ; préparer des coups d’éclat – échouer. Découvrir le sexe, balbutier dans l’amour ; la musique, les livres, la politique, « et toutes ces activités au coeur desquelles il espère oublier un instant qu’il n’aura osé embrasser Johanna que deux microscopiques fois. » S’oublier, autant qu’il est possible de le faire, fuir ce monde inhabitable à la première occasion – « la soirée du nouvel an est extrêmement classique – compte à rebours, musique, alcool et vomi. » Bref, étayer autant que possible son « désir de réalité », celle qui ne se rattrape jamais. Paris, enfin, parce que tout bon roman d’apprentissage porte son Rastignac. Paris, c’est-à-dire l’émancipation, l’aventure, une explosion de liberté ; et l’humiliation, pour celui qui y débarque sans crier gare et que l’on affuble ici du titre de « paysan.» Mais le lycée n’est jamais qu’une parenthèse pour celui qui aspire d’abord à déborder la culture et à vivre : « la vraie vie commence à dix-huit heures. »

 

Seulement voilà. Rien ne vient apaiser cette rage d’exister, ni cet insurmontable sentiment d’inaptitude au monde, qui nous laisse coi devant lui, non pas indifférent mais par avance las de devoir en constater les mouvements, l’agitation, l’ineptie profonde. « L’inconvénient des événements, c’est qu’on est censé y réagir », et cet inconvénient taraude l’existence jusque dans les pires moments ; y compris quand le père disparaît, étrangement il est vrai – quitte, plus tard, à aller s’enquérir de sa curieuse généalogie.

 

Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, n’est-ce pas, et le groupe de copains autour de Ratel va se disloquer, comme se disloquent toujours les amitiés nourries trop tôt à un trop grand fantasme de liberté. L’existence de Benjamin Ratel n’est plus qu’une longue errance dans les bas-fonds – ceux du monde, et les siens propres. Errance qui le conduira finalement à Berlin, où s’échouent presque mécaniquement les jeunes occidentaux en manque de frissons, et où il « développera pleinement un aspect latent de sa personnalité : la compulsion. » Avant de se prendre pour Richard Durn, et que la vie ne reprenne son cours – peut-être.

 

David Rochefort est pleinement dans son récit. C’est là sa force : son déroulement y est impitoyable, et viscéral. On se prend de sympathie pour ce personnage errant, malmené, violent, inaccessible à lui-même, même s’il faut pour cela esquiver ses travers, ses emportements infantiles, la relative misanthropie vers laquelle le pousse sa mélancolie. À travailler sans cesse cette matière molle du désœuvrement occidental, La paresse et l’oubli (très beau titre) est donc un roman qui s’inscrit en plein dans la contemporanéité : c’est son intérêt, sa limite aussi. Car si le récit est porté par un souffle de colère incandescente, le même souffle conduit parfois l’auteur à sortir du roman proprement dit, et à se laisser aller à des digressions, très référencées, où il semble surtout s’agir de faire passer un message ; or, à cela, la trame et l’énergie interne du roman suffisaient amplement. D’autant que, même si je lui reprocherai d’être parfois un peu mécanique, de négliger un peu trop l’espace ou le silence, le style est toujours entraînant, maîtrisé, soucieux du rebond, assis sur un incontestable sens de la formule. J’aurais aimé, donc, que David Rochefort creuse davantage les sillons poétiques dont il esquisse ici ou là le tracé : c’est dans cette matière, j’en suis certain, qu’il pourra, demain, laisser éclater un talent qu’il a d’évidence.

 

David Rochefort, La paresse et l'oubli - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010 

6 décembre 2018

Bertrand Redonnet - Le Théâtre des choses

 

 

Le Poitevin de Pologne

 

Ce qui est intéressant, et touchant, lorsqu’on lit un écrivain qui n’a que peu confiance en lui, qui, même, éprouve un doute sincère et nullement coquet sur sa qualité d’écrivain, ce n’est pas tant qu’on le sente dans chacun de ses mots, mais que ce tourment puisse finir par constituer la matière première de son travail d’écriture. C’est, très souvent, le cas de Bertrand Redonnet, qui poursuit donc, à l’écart de la grande édition et de la France, son œuvre à mi-chemin entre la fiction et le récit d’exil. Témoin ce recueil, où se manifestent concurremment son rapport inquiet à l’écriture et le sentiment troublant d'un écart au monde.

 

De ce rapport à l’écriture, on en sait tout de suite davantage dès la première phrase du recueil, qu’il prend soin, non sans malice, de placer dans la bouche d’un interlocuteur censé le conseiller : « Écrire une forme brève qui ait de l’allure et du style n’est pas chose facile. » La boucle sera d’ailleurs bouclée dans l’ultime nouvelle, au demeurant très émouvante, qui décrit le gouffre mental où la difficulté d’écrire jette l’écrivain : « Et si je ne faisais, en fait, que jouer à l’écrivain comme on jouait jadis à l’épicier quand nous étions enfants, avec une planche pourrie en guise de comptoir, des cailloux, de vieilles boîtes de conserve rouillées en guise de marchandises et des papiers chiffonnés en manière de billets de banque ? » Redonnet ne joue pas à l’écrivain, quoi que puisse en penser son narrateur. Rien, dans ce qu’il écrit, n’est jamais affecté d’aucun souci de ce type, et l’on pourrait d’ailleurs aller jusqu’à dire, non sans un goût certain pour le paradoxe, que ce souci de vérité, ce rapport assez cru, presque rustique, à la matière littéraire, pourraient aussi constituer une limite à son art. Qui est en fait, à bien des égards, l’art d’un conteur – l’homme n’est pas sans raison un admirateur et un connaisseur émérites de François Villon et de Georges Brassens. Le conteur peut être un grand lettré qui s’ignore ; du moins veille-t-il toujours, par principe, par esthétique, par moralité peut-être, à n’user que d’une matière qu’il aura malaxée avec sa propre langue, sans souci de ses effets autres que de véracité et d’authenticité. D’où, sans doute, l’impression que Bertrand Redonnet nous laisse de ne jamais assumer complètement le statut de la fiction. C’est la seule chose, ici, qui m’aura un peu gêné : alors même qu’il y a dans l’esprit de ces textes brefs quelque chose qui par moments pourrait les rapprocher d’un certain réalisme magique, ou d’une tonalité éparse qu’un Marcel Aymé aurait pu faire sienne, Redonnet s'obstine parfois à reprendre la main, contraint en lui ce qui pourtant y est indéfectiblement tourné vers l’imaginaire, quitte, donc, à nous arracher à notre rêverie. Probablement y a-t-il aussi ici quelque trace du vieil anar qu’il est, et qui le conduit à détourner l’histoire de son cheminement propre pour la lester d’observations à caractère plus social, voire politique. 

 

Ce sera là mon unique réserve, car ces dix nouvelles, ou récits, jouissent de bien d’autres qualités, dont la plus grande à mes yeux réside dans cette simplicité à la fois joueuse et mélancolique où se résout toujours son écriture. Redonnet est de ceux qui savent s’arrêter devant un paysage, un arbre, un visage, une couleur, et en faire suinter en un tour de phrases ce que ces visions peuvent avoir d’essentiel, de profondément intimes et poétiques. Il est aussi de ceux, entre deux constats qu’assombrit le cours du monde, qui savent sourire d’eux-mêmes et de leur propre gravité : avec lui, on n’est jamais bien loin du brave soldat Chvéïk, prêchant l’innocence pour mieux sonder les reins et les cœurs, jouant les candides pour mieux faire ressortir nos petits et très humains travers. 

 

Reste que nulle lecture ne s’achève jamais sans impression sensible, et qu’au terme d’un livre, pour peu qu’on en ait perçu le fil rouge, on sait bien, au fond, de quoi il y a été question. Et son sujet, à Redonnet, son sujet conscient autant que son sujet souverain, c’est l’exil. Chez ce Poitevin d’extraction et de sang qui, il y a quelques années de cela, choisit finalement la campagne polonaise pour s’établir, l’exil est partout, et bien loin d’être seulement géographique. Son blog personnel n’est pas pour rien baptisé L’exil des mots : l’exil, c’est aussi ce sentiment persistant, incessant, stimulant sans doute mais accablant toujours, d’être peu à l’aise nulle part, pas plus dans son temps que dans son pays ou sa langue. Au-delà de ses petites imperfections, c’est ce qui fait tout le charme, délicat, généreux, de ces textes. C’est en tout cas la tonalité que je retiendrai de ce Théâtre des choses, dont Bertrand Redonnet extrait la substance à la fois naïve, fragile et profondément humaine.

 

Bertrand Redonnet, Le Théâtre des choses - 10 nouvelles de France et de Pologne
Sur le site des Éditions Antidata
L'exil des mots, blog de Bertrand Redonnet