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Marc Villemain
23 septembre 2022

Oyez, oyez, Como va !


Jean-Pierre Como, My Days in Copenhagen
Bonsaï Music 

 

Ah, qu’elles étaient belles, nos années 80-90 ! Tout, certes, n’était pas rose (rien en ce monde, cela dit, n’a jamais été rose), mais enfin l’on faisait tomber le Mur, on abolissait l’Apartheid, la Chine s’ouvrait – quoique sans s’éveiller –, l’Europe rosissait à plaisir, Éric Zemmour n’était encore qu’un ténébreux pigiste au sein de rédactions désireuses de coller au « pays réel », Vladimir Poutine qu’un obscur officier du KGB, Yannick Noah avait remporté Roland-Garros et les stars du monde entier se dressait contre la famine en Éthiopie. Enfin et surtout, nous avions... Sixun. Formation mythique, joueuse et virtuose de la scène française, son jazz fusion transpirait par tous ses pores l’avènement d’un monde dont on rêvait alors de pouvoir ouvrir grand les portes – des années plus tard, dans Libé, Didier Pourquery parlera d’eux comme « la face positive de la mondialisation ». Je me souviens encore de moi, m’enfiévrant dans ma chambre en écoutant Joladore et Sakini (L’Eau de Là, 1990). Et puis, comme tout groupe mythique qui se respecte, Sixun finit par se séparer, semble-t-il aussi positivement que leur musique pouvait l’être, chacun de ses membres (comment ne pas citer au moins Louis Winsberg et Paco Séry), s’en allant vaquer sur ses propres chemins. Récemment reformé, leur prochain album, très attendu, est annoncé à l’automne.

 

Mais c’est sur Jean-Pierre Como, pianiste, compositeur et co-fondateur du groupe, que l’attention se focalise depuis plusieurs années. Sans jamais déserter les territoires méditerranéens qui lui semblent naturels, il n’a fait depuis que conforter une incessante envie d’ailleurs. À l’exotisme sucré de Sixun il a seulement substitué une version moins antillaise, moins directement dépaysante ou ensoleillée, plus soucieuse aussi de tendresse que d’énergie, de profondeur que d’exutoire, comme en témoignent ces très beaux albums que sont BoléroMy Little Italy, ou encore le brillant Express Paris-Roma (et ses réminiscences sixuniennes). Avec My Days in Copenhagen, Como pousse un peu plus loin encore cet ailleurs auquel on ne l’aurait pas spontanément présumé sensible : celui du Nord. De la Scandinavie pour être précis, où le voilà s’acoquinant avec un contrebassiste danois, Thomas Fonnesbæk, et un percussionniste suédois, Niclas Campagnol. Encore un peu et l’on se croirait chez ECM (méticulosité acoustique, beauté souveraine de l’espace, sensations de lumière) découvrant le nouveau Garbarek ou le nouveau Gustavsen (le jarrettien en moi se délecte) mais non : on est bien chez Bonsaï Music.

 

Jean-Pierre Como y aborde des rivages où l’on avait fini par désespérer de l’entendre : le standard. Plus vigoureux, moins immédiatement introspectif que ce que recouvre habituellement l’étiquette un peu rapide de « jazz scandinave », il trouve là une nouvelle occasion de renouveler son très beau lyrisme, ici légèrement feutré, son goût pour les climats, enfin d’y exprimer un très joli toucher, tout à la fois tendre et percussif. L’album s’ouvre en fanfare et dans la plus pure tradition avec You and the Night and the Music, sans grande surprise mais pétri d’une envie de jouer qui fait plaisir à entendre, immédiatement suivi par l’atmosphérique et presque pop You Don’t Know What Love Is. Suivront de belles harmonisations sur Stella by Starlight et une version volontiers guillerette du Triste de Tom Jobim. Como redevient ensuite très chaste, presque habité sur My One and Only Love, avant de proposer une version spécialement enlevée de Bye Bye Blackbird. Et de clôturer l’album de fort belle manière, seul au piano sur le plus sombre Starry Sea, l’une de ses deux très belles compositions.

 

Les amateurs historiques de Sixun seront sans doute un peu déconcertés par cette facette d’un Jean-Pierre Como plus soucieux de la tradition du jazz, mais ils s’y rallieront assurément, conquis par tant de densité et de plaisir au jeu. Ici ou là, on parle de My Days in Copenhagen comme l’album de la rentrée : le statut ne me paraît pas usurpé.

 

20 septembre 2022

Analepsie lyrique, ou ma convalescence avec Keith Jarrett

Keith Jarrett, Bordeaux Concert
ECM, le 30 septembre 2022


Ce à quoi l'on a d'ores et déjà accès (Part IIIII, et XI) du prochain album de Keith Jarrett s'accorde, pour ne pas dire fraternise aussi merveilleusement qu'il est possible avec mon être convalescent. Quand la maladie et la fatigue entravent le corps – mais avant que cela soit insoutenable –, alors les sens trouvent parfois à s’aiguiser, comme si l’esprit cherchait à pallier le déficit de chair en s’ouvrant plus largement aux sensations.

 

L'album qui paraît ce 30 septembre, témoin de ce qui aura été le dernier concert d'une tournée européenne qui s’acheva donc à Bordeaux le 6 juillet 2016, contiendra XIII Parts. Mais les trois premières publiées suffisent déjà amplement à mon bonheur, et c’est peu dire que si tout est de cet ordre, alors une nouvelle pierre sera greffée à ce diamant déjà immensurable qu’est la discographie de Keith Jarrett.

 

À moi, Part II raconte la part volontaire, rebelle du corps en lutte. Ce corps qui doute, se questionne et trébuche sur les apparences trompeuses qui se forment dans l'esprit du valétudinaire au gré des douleurs ou de la léthargie. Résolu à se battre, le corps ne peut rien contre le mal impérial : fébrile, pataud, nourri d’espoirs fiévreux, il échoue finalement à s'anesthésier ; d’où cette ultime tentative de marche brève, incommode et fuyante.

 

Part III, c'est ce moment où, rompu, le corps consent à la fatigue : il joue le jeu d’une sorte d’étrange résignation bienvenue, presque attendue. C'est un moment finalement d'une assez grande douceur, l'acceptation de la langueur portant avec elle la fin de la crispation et conduisant les chairs à un relâchement presque mécanique – même si le sentiment de cet abandon malmène l’esprit.

 

Part XI, tout s'élargit. L'abdomen, la cage thoracique, le ventre : tout se gonfle jusqu’à laisser entrer une lumière très blanche, proche peut-être du sentiment d'espérance, et constitutive d'une joie douloureuse par moments mais d’une joie quand même, et incommunicable. Sans que jamais la tension ne se résolve, à l'instar de ces grappes de notes isolées, notes d'argent incessamment tendues vers leur achèvement. C’est comme l'annonce – mais l'annonce seulement – de la possibilité d'une renaissance. D'où cette incapacité qui est mienne, en écoutant ce passage arrache-larmes et incroyablement lyrique (j’y ai éprouvé quelques réminiscences du sublime October 17, 1988, dans le Paris Concert) à pouvoir distinguer, sous les mêmes accords, dans la même mélodie, ce qui appert de la lumière et ce qui émane de l'obscurité. Tout ici est retenu, maintenu dans sa lenteur principielle : chaque trait est un souffle, chaque souffle un effort sur soi. La musique dit : il faut s’accrocher. Et j'en reste sur cette sensation perplexe mais lénitive, roborative, d’une conclusion qui pourrait venir – qui viendra.

 

Proposition de lecture : Je ne saurais trop recommander l'article que Francis Marmande rédigea pour Le Monde au lendemain de ce mythique concert bordelais. Francis Marmande est, pour moi, depuis des décennies, le critique dont je me suis toujours senti le plus proche dès qu'il s'agit de Keith Jarrett - et d'autres choses aussi, d'ailleurs. À lire ici.

16 septembre 2022

Supplique aux êtres littéraires

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À tous mes amis écrivains, 

 

  • Ne tournez plus autour de votre nombril : contournez-le.
  • Sublimez votre maman, votre papa, votre oncle, votre cousine, votre conjoint (votre ex-conjoint).
  • Il n’est pas de bon sujet (hormis pour accéder aux médias) : cessez donc de le chercher.
  • Si vous écrivez le cancer colorectal de votre oncle, le sida de votre cousin, la dépression de votre neveu ou votre propre changement de sexe, songez au lecteur.
  • N’abusez pas des larmes, les crocodiles finiront par vous jalouser.
  • Imaginez les bons sentiments matérialisés sous la forme d’un gros morceau de coton chloroformé.
  • Ne soyez pas systématiquement celui qui sourit le plus (le moins) sur la photo.
  • N’abusez pas du mascara, le secteur de la mode en prendrait ombrage.
  • À moins bien sûr que vous ne le soyez naturellement, ne soyez pas séduisants.
  • N’oubliez pas que les mots du jour n’ont d’intérêt qu’à être convertis.
  • Aimez, adorez, vénérez, chérissez le cinéma ! Mais écrivez des romans.
  • Soyez circonspects avec ce qui se dit : votre voix intérieure seule est votre diapason.
  • La langue du temps a son lexique, racoleur et distrait : inventez la vôtre.
  • Soyez un peu moins empruntés, un peu plus désinvoltes.
  • N’oubliez pas que les « grands » prix ont un coût – mais vous le savez déjà, suis-je bête.
  • Ne vous rendez sur les plateaux que pour y être interrogé sur votre personnage, non votre personnalité.
  • Ne vous laissez pas abuser : tous les livres de vos meilleurs amis (tel critique influent, telle instagrameuse certifiée) ne sont pas mécaniquement des chefs-d’œuvre. 
  • Choyez vos amitiés particulières, gardez-vous de la désillusion des copinages.
  • Soyez patients : empruntez l’escalier – et ne renvoyez pas forcément tous les ascenseurs.
  • Biaisez. Mentez. Obscurcissez-vous. 
  • Défendez la littérature et n’oubliez jamais Flaubert.